IMPUISSANT FACE A LA CRISE IVOPIRIENNE

Publié le par MOUKILI LE LION

felix houphouet-boigny

 Une économie au bord de la  
banqueroute
Boigny et Nicolae Ceauşescu en 1977

Toutefois, le système économique instauré en coopération avec la France est loin d’être sans défaut. La Côte-d’Ivoire d’Houphouët connaît, en fait, une « croissance sans développement ». La croissance ivoirienne dépend des capitaux, initiatives et cadres fournis de l’étranger ; elle n’est donc pas autocentrée et auto-entretenue mais engendrée et entretenue de l’extérieur[39]. Le modèle ivoirien ne débouche pas automatiquement sur du développement.

A partir de 1978, l’économie ivoirienne connaît un sérieux ralentissement du fait de la chute brutale des cours mondiaux du café et du cacao[60]. Cette chute est cependant perçue comme une conjoncture passagère puisque ses impacts sur les planteurs sont atténués par la Caistab qui leur assure un revenu décent[61]. Dès 1979, afin d’enrayer la chute des prix, l’Etat tente de s’opposer à la tarification des matières premières par un boycott des cours mondiaux. Mais, appliquant seule cette résolution, la Côte-d’Ivoire enregistre, entre 1980 et 1982, plus de 700 milliards de francs CFA de perte[62]. Par ailleurs, la Côte-d’Ivoire est victime, en 1983 et 1984, d’une sécheresse qui ravage près de 400 000 hectares de forêt et 250 000 hectares de café et de cacao[62]. Pour faire face à cette situation, Houphouët-Boigny se rend en 1983, à Londres, pour négocier un accord sur le café et le cacao avec les négociants et les industriels ; mais, l’année suivante, ces derniers le rompent et laissent la Côte-d’Ivoire s’engouffrer dans la crise[12].

Même la production de pétrole off-shore et l’industrie pétrochimique ivoiriennes développées dans le but d’alimenter la Caistab, sont touchées par la récession économique mondiale à la suite du contre-choc pétrolier de 1986[12]. L’Etat, qui achète alors les récoltes des planteurs au double des prix pratiqués sur le marché[63], s’endette lourdement. En mai 1987, la dette extérieure atteint 10 milliards de dollars, obligeant Houphouët-Boigny à suspendre unilatéralement les remboursements de la dette[12]. Refusant de brader son cacao, il gèle en juillet les exportations afin de forcer les cours mondiaux à augmenter. Mais, cet « embargo » échoue[12]. En novembre 1989, il se résigne à liquider son énorme stock de cacao aux grands négoces[64]. Gravement malade, il nomme un Premier ministre (le poste était inoccupé depuis 1960), Alassane Ouattara, qui instaure des mesures d’austérité[63].

L’apparition de tensions sociales

Du temps de la croissance économique, un climat général d’enrichissement et de satisfaction permettait à Houphouët-Boigny de maintenir et de maîtriser les tensions politiques intérieures[65] ; sa dictature débonnaire, où prisonniers politiques sont quasi-inexistants, est relativement bien acceptée par la population. Mais, à la fin des années 1980, la crise économique entraîne une sévère dégradation des conditions de vie des classes moyennes et des populations urbaines défavorisées[66] ; selon la banque mondiale, la population vivant en deçà du seuil de pauvreté passe de 11 % en 1985 à 31 % en 1993. Malgré la prise de certaines mesures telles que la réduction du nombre de coopérants français qui passe de 3000 à 2000 en 1986, libérant ainsi mille postes pour de jeunes diplômés ivoiriens, le gouvernement ne parvient pas à endiguer la montée du chômage et la faillite de nombreuses entreprises[63].

De fortes agitations sociales secouent alors le pays, créant un véritable climat d’insécurité[64]. L’armée se mutine en 1990 et 1992, et le 2 mars 1990 des manifestations contestataires sont organisées dans les rues d'Abidjan avec des slogans, jusque là inédits, tels que « Houphouët voleur » et « Houphouët corrompu »[2]. Ces manifestations populaires obligent le président à lancer une démocratisation du régime aboutissant, le 31 mai, à l’autorisation du pluralisme politique et syndical. Lors de l’élection présidentielle du 28 octobre 1990, le « vieux » est confronté, pour la première fois, à un adversaire, Laurent Gbagbo[67]. Cela ne l’empêche pas, pour autant, d’être réélu pour un septième mandat avec 81,68% des suffrages[67], au grand dam de son opposant du FPI qui, dénonçant une manipulation du Code de la nationalité, réclame la différenciation nette entre nationaux et étrangers émigrés, dans la mesure où ces derniers disposent pratiquement des mêmes droits civiques, politiques et sociaux que ces premiers, et offrent quasi-automatiquement leurs suffrages à leur protecteur : Houphouët-Boigny[68]. Gbagbo va même plus loin, en revendiquant une reconnaissance juridique des droits des nationaux sur la terre, remettant en cause les propriétés acquises, depuis des décennies, par les planteurs burkinabés dans l’Ouest et le Sud-Ouest forestier[68].

Les tensions vont atteindre leurs paroxysmes en 1991 et 1992. Lassé de devoir supporter une nouvelle manifestation étudiante, Houphouët-Boigny, qui avait déjà déclaré « Entre l’injustice et le désordre, je préfère l’injustice »[69], envoie dans la nuit du 17 au 18 mai 1991, ses para-commandos occuper le campus de la cité universitaire de Yopougon. De nombreuses exactions y sont perpétrées par l'armée[2]. Devant ces violences restées impunies, la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire organise à Abidjan, le 13 février 1992, une manifestation qui se termine par l’interpellation d’une centaine de personnes[67]. Le 18, c’est au tour du FPI d’organiser à Abidjan, une manifestation qui dégénère en émeute, avec l’arrestation de 300 personnes dont Laurent Gbagbo et René Dégni-Ségui, président de la Ligue ivoirienne des droits de l'homme[67]. Les deux hommes, condamnés le 6 mars à deux ans de prison ferme, sont amnistiés par Houphouët-Boigny le 24 juillet[67].

Les fastes du régime

Dès 1977, une affaire de malversation, au sujet de la « surfacturation » de trois sucreries, ébranle le gouvernement. Aucun procès n’a lieu mais des mesures sont immédiatement prises[70]. Le 23 juin 1977 une loi anti-corruption est adoptée, le 20 juillet 1977 neuf ministres sont limogés, et, en vue de moraliser la vie publique, Houphouët-Boigny fait don à l’État de ses plantations de Yamoussoukro[12]. Lors des élections législatives de 1980, il permet aux électeurs de choisir parmi une multitude de candidats afin d’éliminer un certain nombre de barons du régime[64].

La corruption n'en est pas pour autant endiguée. Elle se fait même de plus en plus visible lors de la crise économique[62]. En 1983, un nouveau scandale financier secoue la classe dirigeante au sujet de la LOGEMAD, un organisme d’État chargé de reverser à des particuliers les loyers des logements occupés par des fonctionnaires[71] ; lors de cette affaire, il s’avère que cet organisme profite essentiellement aux responsables politiques qui, après avoir fixé des baux administratifs, récupèrent l’argent versé par l’État par le biais de logements leur appartenant[72].

Le président est, lui-même, impliqué dans cette affaire puisque sa famille touche, de cette manière, 6 700 000 Francs CFA par mois de l’État[72]. D’ailleurs, durant sa présidence, il profite très largement des richesses de la Côte-d’Ivoire puisqu’à sa mort en 1993, sa fortune personnelle est estimée entre sept et onze milliards de dollars[73]. Au sujet de cette colossale fortune, il déclare en 1983 :

« Les gens s’étonnent que j’aime l’or. C’est parce que je suis né dedans » [7]

Ainsi, le dirigeant ivoirien acquit une dizaine de propriétés en région parisienne (dont l'hôtel de Masseran dans le 7e arrondissement de Paris, rue Masseran, avec un parc de 8 590 m²), une propriété à Castel Gandolfo en Italie, et une maison au Chêne-Bourg en Suisse[73]. Dans ce pays, il détient également des sociétés immobilières telles que SI Grand Air, SI Picallpoc ou Interfalco, et de nombreuses actions dans des bijouteries et horlogeries prestigieuses comme Piaget et Harry Winston[73]. C’est aussi en Suisse qu’est placée sa gigantesque fortune dont il ne cache pas l'existence, bien au contraire :

« Quel est l’homme sérieux dans le monde qui ne place pas une partie de ses biens en Suisse. »[73]

Outre cette corruption endémique et cette immense fortune, Houphouët s'adonne à des dépenses somptuaires. En 1983, la capitale est transférée dans son village natal à Yamoussoukro, officiellement pour soulager Abidjan[12]. Il y construit, aux frais de l’État, de nombreux édifices jugés démesurés par certains à l'époque, tels qu'un Institut Polytechnique, fréquenté par des étudiants de toute l'Afrique de l'Ouest, ou bien un aéroport international. Le plus pharaonique projet est la Basilique Notre-Dame de la paix, de béton et d'acier, employant le plan classique de Saint-Pierre du Vatican, plus grand lieu de culte chrétien au monde[74]. Financée sur ses fonds personnels[7], elle est réalisée entre 1985 et 1989 par le Libanais Pierre Fakhoury et la société française Dumez pour un coût total de 1 à 1,5 milliard de francs français[74]. Il l’offre au pape Jean-Paul II qui la consacre le 10 septembre 1990[74].

Le déploiement d’un tel faste, alors même que l’économie nationale s’effondre, n'a pas l'effet escompté par Houphouët, sinon alimenter le mécontentement de la population[75].

La succession et l’après Houphouët

Cette crise économique, sociale et politique englobe également le problème de sa succession à la tête de la Côte-d’Ivoire. Depuis l’élimination en 1980 de son « dauphin » Philippe Yacé, qui était président de l’Assemblée nationale et donc « de plein droit président de la République » en cas de vacance du pouvoir[12], Houphouët-Boigny retarde autant qu’il peut la nomination officielle de son successeur. Sa santé, de plus en plus fragile[64], attise les convoitises entre ses différents « héritiers » potentiels qui se mènent, entre eux, une véritable guerre. Finalement, le Premier ministre Alassane Ouattara, qui assure l’essentiel du pouvoir depuis 1990 du fait des hospitalisations répétés du président à l’étranger[2], est écarté au profit de son protégé Henri Konan Bédié, président de l'Assemblée nationale. En décembre 1993, en phase terminale d’un cancer, le « vieux » est ramené d’urgence dans son pays afin qu’il y meure. Il est maintenu en vie artificiellement pour que les dernières dispositions soient mises au point concernant sa succession[76]. En accord avec la famille, Félix Houphouët-Boigny est débranché le 7 décembre[76].

À la mort du Président, l'unité du pays, symbolisée par ses obsèques grandioses et consensuelles le 7 février 1994, est toujours maintenue. Une importante délégation française y assiste, composée de son ami le président François Mitterrand, du Premier ministre Édouard Balladur, des présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat, Philippe Séguin et René Monory, de Valéry Giscard d’Estaing, de Jacques Chirac, de son ami Jacques Foccart et de six anciens Premiers ministres[77].

Après sa mort, la Côte-d'Ivoire est dirigée par Henri Konan Bédié ; mais, ce dernier n’a ni sa carrure, ni son charisme. Il suscite par des rivalités personnelles avec Robert Guéï, Laurent Gbagbo et l’ancien Premier ministre Alassane Ouattara, la mise en place en 1995 du concept d'ivoirité. Ces luttes ethniques, que Félix Houphouët-Boigny s'est toujours attaché à éviter au profit de la construction d'une « nation » ivoirienne, débouchent en 2002 sur un conflit politico-militaire, proche d’une guerre civile.

Une politique africaine « particulière »[modifier]

Le fossoyeur de l’AOF

Jusqu’au milieu des années 1950, les colonies françaises d’Afrique noire étaient regroupées administrativement au sein de deux grands ensembles : l’Afrique-Équatoriale française (AEF) et l’Afrique occidentale française (AOF). Rattachée à l’AOF, la Côte-d’Ivoire finance, à elle seule, les deux tiers de son budget[78]. Souhaitant libérer la Côte-d’Ivoire de la « pesante » tutelle de l’AOF[7], Houphouët-Boigny prône une Afrique des patries qui préfèrerait créer des richesses plutôt que de partager la misère avec les autres territoires. Il participe ainsi activement à la rédaction et à l’adoption de la loi-cadre Defferre qui, en plus de donner l'autonomie aux colonies africaines, relâche les liens unissant les différents territoires et accorde de très larges compétentes aux Assemblées locales[79].

Cette loi-cadre est loin de faire l’unanimité parmi ses compatriotes africains. Le leader sénégalais, Léopold Sédar Senghor, est le premier à s’insurger contre ces projets de « balkanisation » de l’Afrique, arguant que les territoires coloniaux « ne correspondent à aucune réalité : ni géographique, ni économique, ni ethnique, ni linguistique ». Pour lui, le maintien de l’AOF en un Ėtat fédéral leurs permettrait de pouvoir détenir une crédibilité politique plus forte, de se développer de manière harmonieuse, et d’émerger culturellement en tant que véritable peuple[80]. Sur ces points de vue, Senghor est rejoint par la majorité des membres du RDA, regroupée derrière Ahmed Sékou Touré et Modibo Keïta qui mette Houphouët en minorité lors du congrès de Bamako en 1957[81].

Mais, le problème du fédéralisme se pose réellement en 1958, lors du référendum proposé par de Gaulle au sujet de la Communauté franco-africaine. Les colonies ont le choix d’acquérir le statut d’Ėtat membre à titre individuel, ou de le partager en se groupant[82]. Pour Houphouët-Boigny, le choix est simple :

« Quoi qu’il advienne, la Côte-d’Ivoire adhérera directement à la communauté franco-africaine. Pour les autres territoires, libre à eux de se grouper entre eux avant de donner leur propre adhésion. »[82]

La Côte-d’Ivoire accède à la souveraineté nationale. Houphouët-Boigny remporte, ainsi, une première victoire face aux tenants du fédéralisme ; victoire qui, d’ailleurs, est le terreau du futur « miracle ivoirien » puisque, entre 1957 et 1959, les recettes du budget ivoirien progressent de 158%, atteignant 21 723 000 000 francs CFA[83]. Malgré cette « réussite », Houphouët-Boigny est bien décidé à enrayer définitivement l’hégémonie du Sénégal en Afrique de l'Ouest ; un véritable affrontement politique s’engage entre les leaders ivoirien et sénégalais. Houphouët-Boigny refuse de participer à la conférence interafricaine de Dakar du 31 décembre 1958 qui doit poser les bases de la fédération des Ėtats d’Afrique francophone[82]. Il sabote même toute combinaison territoriale dont le contrôle politique lui échapperait[84]; en coopération avec la France, il parvient à convaincre la Haute-Volta, le Dahomey et le Niger de ne pas adhérer à la fédération malienne[85] qui, composée du Sénégal et du Soudan français, finit par éclater en août 1960.

Publié dans CÔTE D'IVOIRE

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